Toupie, whisky, cicatrice
Y’a des cicatrices qu’on montre pour frimer. Celle-là … j’la montre pas souvent. Elle est là depuis dix mois. Elle tire un peu quand il pleut, et Molly râle dès qu’elle la voit — ce qui est rare, parce que je suis pas du genre à me balader torse nu dans la cuisine, même chez les Prewett. Mais ce soir, j’ai renversé le flacon de potion contre les douleurs. J’ai dû enlever ma chemise pour tout nettoyer. Et j’l’ai revue. Alors j’écris. Pas pour expliquer. Juste … pour poser. Officiellement — parce qu’il faut bien une version officielle, surtout quand on a une Molly dans les parages — c’est l’histoire d’un pari à la con. Un gobelin grincheux. Une toupie enchantée, qui crache des étincelles dès qu’elle touche une surface plane. Trop de whisky pur feu, et pas assez de jugeote. Un rebond. Un raté. Une explosion miniature directement sur la hanche. Ca m'a sectionné, j’ai hurlé comme un crétin, et j’ai fini la soirée avec du sang dans mon caleçon et une cicatrice digne d’un sortilège de feu. Ça, c’est la version que j’ai racontée à Molly. Elle a râlé, évidemment. M’a collé un cataplasme qui sentait le gingembre, et m’a dit que j’avais mérité ma douleur. Elle avait ce ton-là — mi-exaspéré, mi-soulagé. Le ton des soirs où je rentre blessé, mais entier. Alors j’ai pas corrigé. C’est ce que j’ai raconté à Gideon, aussi. Il m’a regardé un peu trop longtemps. Le genre de regard qui attend que tu changes d’avis, que tu dises « bon, d’accord, j’vais te dire la vraie ». Mais j’ai rien dit. Il m’a juste lâché : « Tant que t’es vivant. » Et il m’a filé une bière. Il n’a jamais demandé les détails. Mais il les a pas gobés non plus. Et c’est là que ça coince : Il sait que je mens. Je sais qu’il sait. Et il sait que je sais qu’il sait. Mais on n’en parle pas. C’est notre pacte silencieux : tant que je reviens, il fait semblant de croire à la toupie. … Mais c’est drôle comme, quand j’y pense — j’entends encore le bruit de la pierre qui roule sous les bottes. La respiration irrégulière de quelqu’un qui court. Et cette chaleur vive, là, sur le flanc, avant même de comprendre. Ça fait dix mois. Et j’ai toujours la marque. Elle tire un peu quand il pleut. Mais c’est plus facile à porter qu’un souvenir qu’on peut pas raconter. Surtout quand y’a quelqu’un, en face, qui fait semblant de pas l’avoir deviné.

— F.
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