C’est pas mon sang
Y’a des objets que tu trimbales sans plus y penser.
Qui deviennent une pièce de toi.
Ce mouchoir, par exemple.
Toujours sur moi. Toujours la même poche.
Toujours replié. Toujours sale, un peu, malgré les lavages.
Y’a encore des traces. Faut bien connaître pour les voir.
Mais moi, je les vois tout de suite.
Un jour, j’me suis dit que je le jetterais.
Et j’l’ai pas fait.
C’était une mission de routine.
J’étais juste censé récupérer une info, faire le relais. Rien de dangereux.
Rien d’extraordinaire.
Sauf que l’intermédiaire, c’était un gosse.
Un gamin trop maigre. Les lacets dépareillés, les yeux trop grands pour son âge.
Onze ans ? Douze, peut-être.
Il m’attendait, comme on attend un frère. Ou un héros.
Il m’a tendu une enveloppe et j’lui ai dit que c’était bon.
Qu’il avait fait ce qu’il fallait.
Mais lui, il voulait continuer.
Me dire un truc en plus.
Prouver qu’il était utile.
Il a commencé à parler. Trop vite. Trop fort.
Il avait envie de bien faire. D’aider.
J’l’ai écouté. J’ai souri, même. J’ai cru que c’était fini.
Et puis y’a eu une silhouette derrière lui.
J’ai crié. J’ai lancé un Protego. Réflexe. Défensif.
Y’a eu un éclair. Un bruit.
Le môme est tombé.
J’sais pas d’où venait le sort.
J’sais même pas si c’est le mien, ou celui de l’autre.
Ça a ricoché. Peut-être.
Je l’ai pas vu tomber. Je l’ai entendu.
Le gamin s’est écroulé à mes pieds.
J’ai plaqué mes mains sur sa plaie, j’ai crié son nom — j’me souviens même plus de son nom, bordel.
J’ai fait ce que j’ai pu.
J’ai pas réussi.
J’ai serré ce mouchoir contre lui jusqu’à ce qu’il arrête de bouger.
J’ai continué à appuyer alors qu’il respirait plus.
Comme si la pression pouvait encore retenir quelque chose.
Le type s’était barré. J’l’ai traqué. J’l’ai eu.
Mais c’était déjà fini. Et ça changeait rien.
Y’avait quelqu’un d’autre sur le terrain, à la fin.
Pas là pendant.
Juste assez tard pour ne pas poser de questions.
Mais assez tôt pour comprendre qu’un gosse était mort.
Et que j’étais là.
Et qui sait.
Moi aussi, j’sais.
Ou plutôt, j’sais pas.
Moi, j’sais que j’ai lancé un Protego.
J’sais pas s’il a dévié le sort, ou s’il l’a amplifié.
J’sais pas si c’est moi. Ou l’autre.
J’sais pas si j’ai tué un gosse en essayant de le sauver.
Mais c’est tombé. Et c’est resté.
Alors j’garde le mouchoir.
Pas pour me punir.
Pas pour pleurer.
Pour me souvenir que j’peux pas tout empêcher.
Et que parfois, même en essayant de sauver, on peut détruire.
Comme un rappel.
Un poids quotidien.
Un truc qui dit : “t’as pas été assez rapide. Pas assez bon.”
Un truc qui m’empêche de dormir les nuits trop calmes.
C’est pas mon sang.
Mais c’est moi qui l’ai ramassé.
Un jour, peut-être, quelqu’un posera la question.
Et j’aurai pas la force de mentir.
— F.